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Existence

J’ai toujours aimé cet endroit. Sous les vents et sous les pluies, sous les rayons du soleil et les flocons de neige. J’ai toujours aimé cet endroit. Il transcende la vie et rend l’existence moins dure. Il montre… il montre que tout est possible et que tout n’est rien. Il m’apaise.

 

Pourquoi me présenterais-je ? Je suis ici et cela est suffisant. Je suis comme un voisin de palier que personne jamais ne remarque, je suis comme une vieille tante dont on oublie la présence. Il n’y a pas grand-chose à en dire.

 

Oh oui, sans doute ai-je laissé ici et là quelques petits enfants - mais qui vient jamais me voir ? Les mémoires sont comme les livres, elles s’effacent avec le temps. L’encre se dilue. Ainsi en est-il des destins des choses. Je ne peux pas vraiment leur en vouloir - d’ailleurs je ne peux en vouloir à personne. Peut-on en vouloir à la neige qui tombe et qui brouille les empreintes ? Peut-on en vouloir au vent qui souffle ? Seule l’expérience montre que tout s’effeuille.

 

J’ai beaucoup compris. Mais j’ai découvert que j’en avais encore beaucoup à comprendre, si ce n’est à apprendre. L’apprentissage ne cesse jamais.

 

Si je décrivais ce que je contemple ? Effectivement.

 

Face à moi il y a cette grande étendue de pierre, quelques éclats de marbre ici et là, et au-delà de la plaine de pierre il y a le jardin. Les herbes sont grandes, vertes, gorgées de vie, et elles ploient légèrement lorsque le vent souffle. Le vent, parfois, me caresse, comme une main de velours. Au milieu des herbes, en automne, doucement tombent les feuilles, et les feuilles créent un grand patchwork de couleurs, et tout reste gai malgré la tristesse de l’été enfui. Les feuilles virevoltent et l’éphémère effeuille sa beauté.

 

Puis la neige vient, desséchant mais nourrissant tout. Elle recouvre les pierres, et les quelques éclats de marbre, de-ci de-là, et elle se dépose comme le pardon. Sous les flocons blancs tout devient pur, même la boue.

Lorsque la neige fond, les bottes se mouillent, les bottes se trempent et se détrempent. La pluie arrive et balaye tout, les espoirs comme les rêves, et souvent je vois des gens solitaires qui égrènent leurs pleurs au milieu des gouttes. Les branches se détrempent elles aussi sous les gouttelettes et les plumes des corbeaux étincèlent. Et moi je suis là et je contemple le spectacle et le spectacle me rassasie. Et le spectacle m’apaise.

 

Alors le printemps revient, comme une valse. Les habits se font plus légers, les pierres reparaissent, comme les éclats de marbre. La pelouse au loin redevient verte et les herbes, lentement, prennent de la hauteur. D’autres choses pointent aussi, de petites pousses toujours timides, et elles sont gaies ces pousses, et lorsque la saison s’avance, elles déploient leurs lumineuses corolles.

 

La belle saison, celle des amours et des chants d'oiseaux, est là. Les fleurs égayent l’herbe. Je n’ai jamais compris pourquoi les jardiniers n’apprécient pas les fleurs. Ils viennent et les coupent, et les déposent dans de grands sacs noirs, comme des cercueils. Pauvres petites amies…

Les jupes aussi se déploient en corolles, et elles tournoient, et tout chante. Le vent doucement me caresse et j’aime le sentir contre moi.

 

Cet endroit m’apaise. J’aime rester là, stoïque, et étirer les plantes de mes pieds. Je sens mon liquide vital jusqu’au plus petit bout de mes orteils. Alors je souris, au ciel, aux autres branches, à tout ce qui vibre et qui bat. Parce que je suis heureux et que je n’aurais jamais plus cru pouvoir l’être.

Même lorsqu’ils viennent et qu’ils éventrent la terre, qu’ils y couchent leur sac triste et recouvrent tout de l’une de leurs pierres. Une de plus dans mon champ de vision. Il y en a tellement ici ! Mais c’est comme celle qui repose sous mes pieds.

 

Oui, parfois je pleure avec la pluie. Un jour, ils vinrent et allongèrent mon corps là. Un jour, la graine tomba et mon esprit renaquit. Je me suis réveillé, un beau matin, et j’étais arbre. Ma tombe, éventrée, gisait à mes pieds ; mon cadavre, dévoré par mon deuxième moi, seul y repose à peine.

 

Et maintenant, les oiseaux chantent dans mes branches, le vent caresse mes feuilles, les amoureux me confient leurs secrets. Et je suis heureux, comme seul un arbre peut l’être. 

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