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Celle d'une autre rive

Elle n’était pas de ce monde. Mais qui aurait pu le dire, maintenant, puisqu’elle y traînait depuis si longtemps que la poussière de ces terres avait recouvert ses bottes ? Et avec toutes ces particules, des morceaux d’autres univers qu’elle transportait avec elle.

Elle était apparue, un matin, près d’un pied rocheux, tel un spectre. Ses habits étranges détonnaient au milieu des arbres, taches de couleurs douloureuses parmi les verts cendreux et pâlis, porteurs de relents de perspectives différentes. Elle était autre, venant d’ailleurs, et au départ cela l’avait effrayée. Où était-elle tombée ? Que pouvait-elle faire, perdue dans une forêt inconnue, sans aucune carte, si tant était qu’il y en ait pour cet endroit ?

 

Et il s’était mis à neiger. Elle avait avancé, longuement, marquant ce nouveau sol de ses empreintes. Elle serrait sa veste contre elle, luttant contre les bourrasques de flocons, tentant de couper le vent et de se perdre dans ses brumes intérieures. Parfois il lui semblait que la lumière la traversait, la rendant invisible – d’ailleurs, les animaux ne paraissaient pas la remarquer, la frôlant, saisis d’un frisson d’inquiétude, et poursuivant leur course comme si seul le froid en était la cause.

 

Quel nom portait-elle ? Je ne le sais, mais je sais celui qu’elle s’était choisi ; il sonnait bien, et surtout bien autochtone. Anaer. Frêle et insaisissable comme l’air, mais partout présente comme lui… Dès le départ elle aurait dû détonner, avec ses cheveux de feu ardent et ses yeux de ciel d’orage. Ses yeux, oui, qui disaient qu’elle avait vu bien d’autres choses, que ni les raconteurs de bateaux de glace ni les raconteurs de sortilèges ne peuvent connaître.

 

Et ce soir-là, elle avança dans la neige, depuis le pied de la roche maudite, haute falaise perdue au milieu de nulle part. Autrefois, la mer venait s’échouer sur cette côte minérale, murmurante, apportant avec ses embruns cent et plus de contes et de senteurs… Et des gens, dit-on, vivaient sur ses hauteurs. Ils descendaient aux plages en s’accrochant à des filins, et comme des araignées le long de leur fil ils glissaient… Ils trouvaient leur subsistance dans ce que la mer voulait bien leur donner, et entre les galets ronds poussaient de longues tiges d’écume bleutées, qui nourrissaient et guérissaient. Mais comme toutes choses la falaise eut une fin. Il est dit qu’elle fut maudite, comme beaucoup de rivages et de grottes profondes. Alors ceux qui y vivaient dépérirent peu à peu, mais c’est un conte dans un conte…

 

Notre voyageuse, donc, apparut au seuil de cette falaise désertée, et seul le malheur aurait dû accompagner ses pas. Et pourtant… Pourtant, elle chemina toute la nuit dans la neige, arrachant des bandes d’écorce aux arbres qu’elle mâchonnait pensivement, ce qui la réchauffait et entretenait la flamme de l’espoir. Elle-même ne put jamais expliquer comment elle fit pour résister, mais sans doute le désir secret de son cœur en fut la raison…

 

A l’aube, elle arriva enfin à un village. Les fumées montaient des cheminées vers le ciel qui commençait à s’illuminer. Et là, dans le sang de l’aurore, le corps de l’étrangère parut prendre plus de matière, et la lumière parut buter contre sa surface, et elle sentit plus durement le froid.

 

La neige craquait sous ses bottes. Elle se mit à tituber, comme si subitement l’éreintement avait raison d’elle. Elle frappa à la première porte et une vieille femme lui ouvrit.

Bien que réticente, la vieille fit entrer Anaer et l’installa près du feu. Elle lui donna pain braisé et soupe de feuilles, puis attendit que l’étrangère fût sustentée. Quand enfin les

tremblements de froid s’arrêtèrent, la vieille toussota.

- Grand empressement faut-il pour marcher de nuit dans cette contrée… D’où viens-tu ?

L’étrangère considéra une seconde la femme, surprise, bouche bée. Car Anaer comprenait, bien que la villageoise ne parlât en aucun cas son langage.

- Je viens de… il y avait une grande falaise.

La vieille eut un sursaut.

- La falaise maudite ? Aucune route n’y va ni n’en part, et il faut traverser la forêt aux ombres…

La villageoise se signa, étrange signe qui montait dans l’air pour redescendre jusqu’au menton. Elle plissa les paupières, recula sa chaise et détailla la fille venue de la falaise. Il était vrai que personne n’avait jamais vu d’aussi étranges vêtements… Aussitôt, la vieille Randra en conclut qu’il s’agissait d’une sorcière, d’une mage ou quelque chose d’approchant.

- Tu as le pouvoir, alors, murmura-t-elle avec admiration. En son jeune temps, Randra avait prié tous les dieux qu’elle connaissait pour avoir ne serait-ce qu’une once de pouvoir. En vain.

- Il faudrait que tu voies Noverish.

- Qui est Noverish ?

- Le chef du clan. C’est lui qui préside les chasses au nortalok et à la cibuse, ainsi que tous nos conseils.

- Le clan ? Nortalok ? Cibuse ?

- D’où viens-tu donc ? Ceux que leurs pas amènent en ces terres connaissent ces bêtes… Le nortalok vit dans l’eau, sous les couches de glace d’hiver, il a un corps massif, épais, noueux. Il nage aussi bien qu’un poisson mais peut courir sur la glace aussi légèrement qu’un oiseau fend les airs. Sa tête rappelle celle d’un phoque, une corne lui perce le front, un seul œil énorme pivote dans tous les sens, deux autres cornes frémissent sur son cou et les poils courts qui le recouvrent lui permettent de sentir tout ce qui vient… Il sent même l’eau.

- Et les cibuses ?

- De grands oiseaux des neiges, aussi blancs, qui atteignent les deux mètres. Ils ont deux pattes très puissantes et deux minuscules bras atrophiés pourvus de longues griffes… Une seule d’entre elles peut te couper en deux, étrangère. Etonnant que tu n’en aies point croisés.

Anaer souffla sur ses doigts encore un peu gourds et se resservit du lait chaud.

- Ecoute, vieille femme… Je ne peux attendre de rencontrer ton chef.

- C’est la loi du clan. Tout nouvel arrivant doit se présenter à lui. Il saura voir, lui, si tu viens en amie – ou en ennemie.

- Je ne sais même pas si on peut dire que je viens, soupira Anaer. Puis elle reprit : Il faut que je parte avant que le soleil ne soit trop haut.

C’était comme une urgence, qui battait avec son sang.

 

Eh oui, ami. Voici la première apparition d’Anaer et son entrée dans notre monde.

Après cela, que fit-elle ? Je souris, tu sais… Elle quitta le village sans jamais voir le chef. Je ne sais toujours pas comment elle fit, elle ne me l’expliqua pas. Sans doute était-ce le début du pouvoir qui se manifestait.

Car si Anaer était apparue dans notre monde, c’était pour un but bien précis.

Elle devait révéler la magie qui était en elle. Elle avait toujours cru avoir un pouvoir, mais sur sa terre les pouvoirs se dissimulaient. Elle l’avait senti dans sa peau, dans son être, avait goûté à sa surface… Et elle avait ardemment souhaité le travailler, qu’il puisse se réveiller, grandir, atteindre son faîte. Oui, elle voulait exploiter son pouvoir en son entier, mais pour cela il fallait d’abord qu’il ressorte, et non qu’il frémisse sous sa peau.

Ce fut pour cela qu’elle se matérialisa un matin. Ici, elle pourrait apprendre.

 

Vois si la puissance n’était pas déjà en elle : elle savait parler nos langages comme si ce fussent les siens, elle savait reconnaître et nommer nos plantes comme si elle les avaient apprises… Mais il n’en était rien. Les mots et les relations lui venaient à l’esprit, soudainement. C’étaient les éléments qui reconnaissaient leur maîtresse et venaient à elle, tout bonnement.

 

Alors Anaer, qui au départ n’avait point de nom, commença à marcher sur nos routes. Et elle apprit, et son pouvoir gonflait, et un jour… Mais ce jour n’est point encore là.

Elle choisit son nom un soir, dans une taverne puante. Anaer, lança-t-elle à la face de la ville. Pourquoi ? Et pourquoi pas ? Anaer, car elle avait traversé des courants, Anaer, car elle pouvait être presque aussi immatérielle que l’air. Tout bonnement. Peut-être plus, je te l’accorde, mais elle ne m’en dit jamais réellement les raisons.

Voici donc comment elle pénétra notre place. Je ne sais si ce fut un bien ou un mal. En tout cas, ce fut un bien pour les conteurs, qui ont maintenant nombre de chansonnettes et d’histoires à son nom. La marcheuse solitaire avait bien le pouvoir. Et il ne fit que s’amplifier, crois-moi.

 

Oui, tu n’as qu’à écouter les propos des voyageurs et des hères… Ils te diront, eux, ce qu’elle pouvait faire avec cette force intérieure. Changer la neige en étincelles colorées, appeler les aurores boréales et les faire se tortiller au bout de ses doigts, modifier le sang en eau et panser les blessures. Si cela est vrai ? Je le suppose… Je ne l’ai jamais directement vue accomplir ces choses, mais je les crois vraies. Sinon, son nom ne courrait pas encore les routes.

 

Elle venait d’ailleurs, oui, et c’est ici qu’elle apprit ce qu’elle était réellement. Ses vêtements perdirent de leur éclat, de leurs couleurs, mais elle demeura la même, avec ses bottes rayées par les éléments et sa confiance en la magie.

 

Oui, et elle me confia ceci un soir :

- Je suis venue pour la magie. Je voulais tellement y croire que je me suis retrouvée ici. Un jour, je le sais, je devrai repartir. Déjà, je sens la magie en moi… lorsqu’elle se sera suffisamment développée, je me retrouverai… de l’autre côté.

Et elle sourit. Mais moi j’étais curieuse.  

- Et la magie ? interrogeai-je. 

- La magie ? rétorqua-t-elle. Elle sera toujours en moi. Sans doute moins criante qu’ici, mais elle fera partie de moi, comme chacune de mes cellules, comme chacun de mes membres, comme elle a toujours fait partie de moi. Sauf que maintenant j’en ai conscience, elle s’est révélée. Elle est donc et demeurera intrinsèque, car j’ai travaillé ma propre matière, comme les sculpteurs de chair sculptent leur propre corps. Personne ne pourra me retirer ça, même si les gens de chez moi n’y croient pas.

- Mais… si tu quittes ce monde ?

- Je ne perdrai rien. Ni l’espace ni le temps ne pourront me retirer ce qui fait partie de moi. J’y crois et elle est en moi, comme lorsque j’y croyais et qu’elle était en moi au stade larvaire. La magie y est profondément, il fallait juste en prendre conscience. Avant je voulais croire. Maintenant je crois. C’est ce qui fait la différence. Je suis devenue magique, vois-tu, et ce n’est pas ce monde qui m’a rendue magique – il n’a fait que m’attirer, pour m’aider à me révéler.

- C’est étrange, susurrai-je.

- Tout est étrange. Au départ je ne pensais pas que des univers aussi différents pouvaient exister.

Bien sûr, je ne savais pas exactement ce qu’elle entendait par univers, et je ne le sais pas plus aujourd’hui. Synonyme de monde, je crois. Cela ne m’empêcha pas de poursuivre :

- Crois-tu qu’on te laissera repartir ?

- Qui, on ? Quand ce sera l’heure, je disparaîtrai, et je réapparaîtrai dans mon lieu d’existence. Mais je n’oublierai jamais ce que j’ai appris ici. 

- Reviendras-tu ?

- Je n’ai pas encore été rappelée !

Je ne suis pas aussi sûre qu’en changeant de monde elle ait pu garder la mémoire… peut-être y a-t-il des choses qui ne peuvent ni ne doivent se mêler. Mais si elle garda souvenance de son lieu d’origine, oui, peut-être est-il possible qu’ailleurs elle se souvienne encore d’ici…

 

Que dis-tu ? Que lui arriva-t-il ? Je ne sais, étranger. Je fis mon temps avec elle, apprenant quelques remèdes, quelques plantes, ne comprenant pas la moitié de ses discours. Puis un soir, dans une auberge bruyante et embrumée, je la rejoignis à sa table. Elle savait déjà ce que j’allais lui demander.

- Tu as raison, dit-elle. C’est ici que nos chemins doivent se séparer. Nos destins ne se suivent plus. Je te rends ta liberté, que je ne t’ai jamais prise d’ailleurs.

Je souris. Elle sourit à son tour. Ce fut la dernière fois que je la vis. Elle disparut entre les fumées d’ivresses. Je vis son ombre passer devant la vitre. Elle reprenait sa route.

Je ne sais ce qu’elle devint. Les contes le savent mieux que moi, tu as bien raison ! Ah ah ah !

Mais souvent, j’ai repensé à son monde, à « son univers »… Peut-être est-ce là que vont certains de ceux qui disparaissent un beau matin ou un après-midi pluvieux…

 

                                                                                                                             Jaël Bruaux

 

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